JEAN-JACQUES ROUSSEAU

DU CONTRAT SOCIAL OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE

LIVRE IV


CHAPITRE PREMIER
QUE LA VOLONTE GENERALE EST INDESTRUCTIBLE

     Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général. Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses, il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l'union, l'égalité sont ennemies des subtilités politiques. Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité, les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point; ils ne sont pas même assez fins pour être dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l'Etat sous un chêne et se conduire toujours sagement peut-on s'empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d'art et de mystères?
     Un Etat ainsi gouverné a besoin de très peu de lois, et à mesure qu'il devient nécessaire d'en promulguer de nouvelles, cette nécessité se voit universellement. Le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà senti, et il n'est question ni de brigues ni d'éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu'il sera sûr que les autres le feront comme lui.
     Ce qui trompe les raisonneurs c'est que ne voyant que des Etats mal constitués dès leur origine, ils sont frappés de l'impossibilité d'y maintenir une semblable police. Ils rient d'imaginer toutes les sottises qu'un fourbe adroit, un parleur insinuant pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas que Cromwell eût été mis aux sonnettes par le peuple de Berne, et le duc de Beaufort à la discipline par les Genevois.
     Mais quand le noeud social commence à se relâcher et l'Etat à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants, l'unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n'est plus la volonté de tous, il s'élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes.
     Enfin quand l'Etat près de sa ruine ne subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cours, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public alors la volonté générale devient muette, tous guidés par des motifs secrets n'opinent pas plus comme citoyens que si l'Etat n'eût jamais existé, et l'on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n'ont pour but que l'intérêt particulier.
     S'ensuit-il de là que la volonté générale soit anéantie ou corrompue? Non, elle est toujours constante, inaltérable et pure; mais elle est subordonnée à d'autres qui l'emportent sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l'intérêt commun, voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout à fait, mais sa part du mal public ne lui paraît rien, auprès du bien exclusif qu'il prétend s'approprier. Ce bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage à prix d'argent il n'éteint pas en lui la volonté générale, il l'élude. La faute qu'il commet est de changer l'état de la question et de répondre autre chose que ce qu'on lui demande: En sorte qu'au lieu de dire par son suffrage: Il est avantageux d l'Etat, il dit: Il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l'ordre public dans les assemblées n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale que de faire qu'elle soit toujours interrogée et qu'elle réponde toujours.
     J'aurais ici bien des réflexions à faire sur le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté; droit que rien ne peut ôter aux citoyens; et sur celui d'opiner, de proposer, de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours grand soin de ne laisser qu'à ses membres; mais cette importante matière demanderait un traité à part, et je ne puis tout dire dans celui-ci.


CHAPITRE II
DES SUFFRAGES

     On voit par le chapitre précédent que la manière dont se traitent les affaires générales peut donner un indice assez sûr de l'état actuel des moeurs, et de la santé du corps politique. Plus le concert règne dans les assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l'Etat.
     Ceci paraît moins évident quand deux ou plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les patriciens et les plébéiens, dont les querelles troublèrent souvent les comices, même dans les plus beaux temps de la République; mais cette exception est plus apparente que réelle; car alors par le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux Etats en un; ce qui n'est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun séparément. Et en effet dans les temps même les plus orageux les plébiscites du peuple, quand le Sénat ne s'en mêlait pas, passaient toujours tranquillement et à la grande pluralité des suffrages. Les citoyens n'ayant qu'un intérêt, le peuple n'avait qu'une volonté.
     A l'autre extrémité du cercle l'unanimité revient. C'est quand les citoyens tombés dans la servitude n'ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie changent en acclamations les suffrages; on ne délibère plus, on adore ou l'on maudit. Telle était la vile manière d'opiner du Sénat sous les Empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des précautions ridicules: Tacite observe que sous Othon les sénateurs, accablant Vitellius d'exécrations, affectaient de faire en même temps un bruit épouvantable, afin que, si par hasard il devenait le maître, il ne pût savoir ce que chacun d'eux avait dit.
     De ces diverses considérations naissent les maximes sur lesquelles on doit régler la manière de compter les voix et de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connaître, et l'Etat plus ou moins déclinant.
     Il n'y a qu'une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C'est le pacte social: car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que le fils d'une esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.
     Si donc lors du pacte social il s'y trouve des opposants, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'Etat est institué le consentement est dans la résidence; habiter le territoire c'est se soumettre à la souveraineté (Note 34) .
     Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti?
     Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'Etat est la volonté générale c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres (Note 35) . Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais pas été libre.
     Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale sont encore dans la pluralité: quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne il n'y a plus de liberté.
     En montrant ci-devant comment on substituait des volontés particulières à la volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d'une seule voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt l'unanimité; mais entre l'unanimité et l'égalité il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l'état et les besoins du corps politique.
     Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports: l'une, que plus les délibérations sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de l'unanimité: l'autre, que plus l'affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis; dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédent d'une seule voix doit suffire. La première de ces maximes paraît plus convenable aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer.


CHAPITRE III
DES ELECTIONS

     A l'égard des élections du prince et des magistrats, qui sont, comme je l'ai dit, des actes complexes, il y a deux voies pour y procéder; savoir, le choix et le sort. L'une et l'autre ont été employées en diverses républiques, et l'on voit encore actuellement un mélange très compliqué des deux dans l'élection du doge de Venise.
     Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est de la nature de la démocratie. J'en conviens, mais comment cela? Le sort, continue-t-il, est une façon d'élire qui n'afflige personne; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie. Ce ne sont pas là des raisons.
     Si l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction du gouvernement et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie, où l'administration est d'autant meilleure que les actes en sont moins multipliés.
     Dans toute véritable démocratie la magistrature n'est pas un avantage mais une charge onéreuse, qu'on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors la condition étant égale pour tous, et le choix ne dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application particulière qui altère l'universalité de la loi.
     Dans l'aristocratie le prince choisit le prince, le gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là que les suffrages sont bien placés.
     L'exemple de l'élection du doge de Venise confirme cette distinction loin de la détruire. Cette forme mêlée convient dans un gouvernement mixte. Car c'est une erreur de prendre le gouvernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le peuple n'y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même. Une multitude de pauvres Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magistrature, et n'a de sa noblesse que le vain titre d'Excellence et le droit d'assister au grand conseil. Ce grand conseil étant aussi nombreux que notre conseil général à Genève, ses illustres membres n'ont pas plus de privilèges que nos simples citoyens. Il est certain qu'ôtant l'extrême disparité des deux républiques, la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat vénitien, nos natifs et habitants représentent les citadins et le peuple de Venise, nos paysans représentent les sujets de terre ferme: enfin de quelque manière que l'on considère cette république, abstraction faite de sa grandeur, son gouvernement n'est pas plus aristocratique que le nôtre. Toute la différence est que n'ayant aucun chef à vie nous n'avons pas le même besoin du sort.
     Les élections par sort auraient peu d'inconvénient dans une véritable démocratie où tout étant égal, aussi bien par les moeurs et par les talents que par les maximes et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais j'ai déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démocratie.
     Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires; l'autre convient à celles où suffisent le bon sens, la justice, l'intégrité, telles que les charges de judicature; parce que dans un Etat bien constitué ces qualités sont communes à tous les citoyens.
     Le sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le gouvernement monarchique. Le monarque étant de droit seul prince et magistrat unique, le choix de ses lieutenants n'appartient qu'à lui. Quand l'abbé de Saint-Pierre proposait de multiplier les conseils du Roi de France et d'en élire les membres par scrutin, il ne voyait pas qu'il proposait de changer la forme du gouvernement.
     Il me resterait à parler de la manière de donner et de recueillir les voix dans l'assemblée du peuple; mais peut-être l'historique de la police romaine à cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir. Il n'est pas indigne d'un lecteur judicieux de voir un peu en détail comment se traitaient les affaires publiques et particulières dans un conseil de deux cent mille hommes.


CHAPITRE IV
DES COMICES ROMAINS

     Nous n'avons nuls monuments bien assurés des premiers temps de Rome; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu'on en débite sont des fables (Note 36) ; et en général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l'histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus. L'expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires; mais comme il ne se forme plus de peuples, nous n'avons guère que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.
     Les usages qu'on trouve établis attestent au moins qu'il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces origines, celles qu'appuient les plus grandes autorités et que de plus fortes raisons confirment doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j'ai tâché de suivre en recherchant comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçait son pouvoir suprême.
     Après la fondation de Rome la République naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur, composée d'Albains, de Sabins, et d'étrangers, fut divisée en trois classes, qui de cette division prirent le nom de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions et décurions.
     Outre cela on tira de chaque tribu un corps de cent cavaliers ou chevaliers, appelé centurie: par où l'on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n'étaient d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur portait la petite ville de Rome à se donner d'avance une police convenable à la capitale du monde.
     De ce premier partage résulta bientôt un inconvénient. C'est que la tribu des Albains (Note 37) et celle des Sabins (Note 38) restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers (Note 39) croissait sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette dernière ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division, et à celle des races, qu'il abolit, d'en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit quatre; chacune desquelles occupait une des collines de Rome et en portait le nom. Ainsi remédiant à l'inégalité présente il la prévint encore pour l'avenir; et afin que cette division ne fût pas seulement de lieux mais d'hommes il défendit aux habitants d'un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha les races de se confondre.
     Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie et y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms; moyen simple et judicieux par lequel il acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui du peuple, sans faire murmurer ce dernier.
     A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze autres appelées tribus rustiques, parce qu'elles étaient formées des habitants de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles, et le peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus; nombre auquel elles restèrent fixées jusqu'à la fin de la République.
     De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de la campagne résulta un effet digne d'être observé, parce qu'il n'y en a point d'autre exemple, et que Rome lui dut à la fois la conservation de ses moeurs et l'accroissement de son empire. On croirait que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir les tribus rustiques; ce fut tout le contraire. On connaît le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l'intrigue, la fortune et l'esclavage.
     Ainsi tout ce que Rome avait d'illustre vivant aux champs et cultivant les terres, on s'accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la République. Cet état étant celui des plus dignes patriciens fut honoré de tout le monde: la vie simple et laborieuse des villageois fut préférée à la vie oisive et lâche des bourgeois de Rome, et tel n'eût été qu'un malheureux prolétaire à la ville qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté. Ce n'est pas sans raison, disait Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au village la pépinière de ces robustes et vaillants hommes qui les défendaient en temps de guerre et les nourrissaient en temps de paix. Pline dit positivement que les tribus des champs étaient honorées à cause des hommes qui les composaient; au lieu qu'on transférait par ignominie dans celles de la ville les lâches qu'on voulait avilir. Le Sabin Appius Claudius étant venu s'établir à Rome y fut comblé d'honneurs et inscrit dans une tribu rustique qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les rurales; et il n'y a pas durant toute la République un seul exemple d'aucun de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.
     Cette maxime était excellente; mais elle fut poussée si loin qu'il en résulta enfin un changement et certainement un abus dans la police.
     Premièrement, les censeurs, après s'être arrogé longtemps le droit de transférer arbitrairement les citoyens d'une tribu à l'autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisait; permission qui sûrement n'était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts de la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire dans les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la populace dans celles de la ville, les tribus en général n'eurent plus de lieu ni de territoire; mais toutes se trouvèrent tellement mêlées qu'on ne pouvait plus discerner les membres de chacune que par les registres, en sorte que l'idée du mot tribu passa ainsi du réel au personnel ou, plutôt, devint presque une chimère.
     Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes dans les comices, et vendirent l'Etat à ceux qui daignaient acheter les suffrages de la canaille qui les composait.
     A l'égard des curies, l'instituteur en ayant fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans les murs de la ville se trouva composé de trente curies, dont chacune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres, et ses fêtes appelées compitalia, semblables aux paganalia qu'eurent dans la suite les tribus rustiques.
     Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il n'y voulut point toucher, et les curies indépendantes des tribus devinrent une autre division des habitants de Rome. Mais il ne fut point question de curies ni dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les composait, parce que les tribus étant devenues un établissement purement civil, et une autre police ayant été introduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se trouvèrent superflues. Ainsi, quoique tout citoyen fût inscrit dans une tribu, il s'en fallait beaucoup que chacun ne le fût dans une curie.
     Servius fit encore une troisième division qui n'avait aucun rapport aux deux précédentes, et devint par ses effets la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain en six classes, qu'il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais par les biens. En sorte que les premières classes étaient remplies par les riches, les dernières par les pauvres, et les moyennes par ceux qui jouissaient d'une fortune médiocre. Ces six classes étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps appelés centuries, et ces corps étaient tellement distribués que la première classe en comprenait seule plus de la moitié, et la dernière n'en formait qu'un seul. Il se trouva ainsi que la classe la moins nombreuse en hommes l'était le plus en centuries, et que la dernière classe entière n'était comptée que pour une subdivision, bien qu'elle contînt seule plus de la moitié des habitants de Rome.
     Afin que le peuple pénétrât moins les conséquences de cette dernière forme, Servius affecta de lui donner un air militaire: il inséra dans la seconde classe deux centuries d'armuriers, et deux d'instruments de guerre dans la quatrième. Dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les jeunes et les vieux, c'est-à-dire ceux qui étaient obligés de porter les armes, et ceux que leur âge en exemptait par les lois; distinction qui plus que celle des biens produisit la nécessité de recommencer souvent le cens ou dénombrement. Enfin il voulut que l'assemblée se tînt au champ de Mars, et que tous ceux qui étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.
     La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière classe cette même division des jeunes et des vieux, c'est qu'on n'accordait point à la populace dont elle était composée l'honneur de porter les armes pour la patrie; il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre, et de ces innombrables troupes de gueux dont brillent aujourd'hui les armées des rois, il n'y en a pas un, peut-être, qui n'eût été chassé avec dédain d'une cohorte romaine, quand les soldats étaient les défenseurs de la liberté.
     On distingua pourtant encore dans la dernière classe les prolétaires de ceux qu'on appelait capite censi Les premiers, non tout à fait réduits à rien, donnaient au moins des citoyens à l'Etat, quelquefois même des soldats dans les besoins pressants. Pour ceux qui n'avaient rien du tout et qu'on ne pouvait dénombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à fait regardés comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les enrôler.
     Sans décider ici si ce troisième dénombrement était bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y avait que les moeurs simples des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour l'agriculture, leur mépris pour le commerce et pour l'ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, l'esprit inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels, les perpétuelles révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt ans un pareil établissement sans bouleverser tout l'Etat? Il faut même bien remarquer que les moeurs et la censure plus fortes que cette institution en corrigèrent le vice à Rome, et que tel riche se vit relégué dans la classe des pauvres, pour avoir trop étalé sa richesse.
     De tout ceci l'on peut comprendre aisément pourquoi il n'est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu'il y en eût réellement six. La sixième, ne fournissant ni soldats à l'armée ni votants au champ de Mars (Note 40) et n'étant presque d'aucun usage dans la République, était rarement comptée pour quelque chose.
     Telles furent les différentes divisions du peuple romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produisaient dans les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s'appelaient comices, elles se tenaient ordinairement dans la place de Rome au champ de Mars, et se distinguaient en comices par curies, comices par centuries, et comices par tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées: les comices par curies étaient de l'institution de Romulus, ceux par centuries de Servius, ceux par tribus des tribuns du peuple. Aucune loi ne recevait la sanction, aucun magistrat n'était élu que dans les comices, et comme il n'y avait aucun citoyen qui ne fût inscrit dans une curie, dans une centurie, ou dans une tribu, il s'ensuit qu'aucun citoyen n'était exclu du droit de suffrage, et que le peuple romain était véritablement souverain de droit et de fait.
     Pour que les comices fussent légitimement assemblés et que ce qui s'y faisait eût force de loi il fallait trois conditions: la première que le corps ou le magistrat qui les convoquait fût revêtu pour cela de l'autorité nécessaire; la seconde que l'assemblée se fît un des jours permis par la loi; la troisième que les augures fussent favorables.
     La raison du premier règlement n'a pas besoin d'être expliquée. Le second est une affaire de police; ainsi il n'était pas permis de tenir les comices les jours de férie et de marché, où les gens de la campagne venant à Rome pour leurs affaires n'avaient pas le temps de passer la journée dans la place publique. Par le troisième le Sénat tenait en bride un peuple fier et remuant, et tempérait à propos l'ardeur des tribuns séditieux; mais ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen de se délivrer de cette gêne.
     Les lois et l'élection des chefs n'étaient pas les seuls points soumis au jugement des comices. Le peuple romain ayant usurpé les plus importantes fonctions du gouvernement, on peut dire que le sort de l'Europe était réglé dans ses assemblées. Cette variété d'objets donnait lieu aux diverses formes que prenaient ces assemblées selon les matières sur lesquelles il avait à prononcer.
     Pour juger de ces diverses formes il suffit de les comparer. Romulus en instituant les curies avait en vue de contenir le Sénat par le peuple et le peuple par le Sénat, en dominant également sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute l'autorité du nombre pour balancer celle de la puissance et des richesses qu'il laissait aux patriciens. Mais selon l'esprit de la monarchie, il laissa cependant plus d'avantage aux patriciens par l'influence de leurs clients sur la pluralité des suffrages. Cette admirable institution des patrons et des clients fut un chef-d'oeuvre de politique et d'humanité, sans lequel le patriciat, si contraire à l'esprit de la République, n'eût pu subsister. Rome seule a eu l'honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne résulta jamais d'abus, et qui pourtant n'a jamais été suivi.
     Cette même forme des curies ayant subsisté sous les rois jusqu'à Servius, et le règne du dernier Tarquin n'étant point compté pour légitime, cela fit distinguer généralement les lois royales par le nom de leges curiatae.
     Sous la République les curies, toujours bornées aux quatre tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace de Rome, ne pouvaient convenir ni au Sénat qui était à la tête des patriciens, ni aux tribuns qui, quoique plébéiens, étaient à la tête des citoyens aisés. Elles tombèrent donc dans le discrédit, et leur avilissement fut tel que leurs trente licteurs assemblés faisaient ce que les comices par curies auraient dû faire.
     La division par centuries était si favorable à l'aristocratie qu'on ne voit pas d'abord comment le Sénat ne l'emportait pas toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par lesquels étaient élus les consuls, les censeurs, et les autres magistrats curules. En effet des cent quatre-vingt-treize centuries qui formaient les six classes de tout le peuple romain, la première classe en comprenant quatre-vingt-dix-huit, et les voix ne se comptant que par centuries, cette seule première classe l'emportait en nombre de voix sur toutes les autres. Quand toutes ses centuries étalent d'accord on ne continuait pas même à recueillir les suffrages; ce qu'avait décidé le plus petit nombre passait pour une décision de la multitude, et l'on peut dire que dans les comices par centuries les affaires se réglaient à la pluralité des écus bien plus qu'à celle des voix.
     Mais cette extrême autorité se tempérait par deux moyens. Premièrement les tribuns pour l'ordinaire, et toujours un grand nombre de plébéiens, étant dans la classe des riches balançaient le crédit des patriciens dans cette première classe.
     Le second moyen consistait en ceci, qu'au lieu de faire d'abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait toujours fait commencer par la première, on en tirait une au sort, et celle-là (Note 41) procédait seule à l'élection; après quoi toutes les centuries appelées un autre jour selon leur rang répétaient la même élection et la confirmaient ordinairement. On ôtait ainsi l'autorité de l'exemple au rang pour la donner au sort selon le principe de la démocratie.
     Il résultait de cet usage un autre avantage encore; c'est que les citoyens de la campagne avaient le temps entre les deux élections de s'informer du mérite du candidat provisionnellement nommé, afin de ne donner leur voix qu'avec connaissance de cause. Mais sous prétexte de célérité l'on vint à bout d'abolir cet usage, et les deux élections se firent le même jour.
     Les comices par tribus étaient proprement le conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient que par les tribuns; les tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites. Non seulement le Sénat n'y avait point de rang, il n'avait pas même le droit d'y assister, et forcés d'obéir à des lois sur lesquelles ils n'avaient pu voter, les sénateurs à cet égard étaient moins libres que les derniers citoyens. Cette injustice était tout à fait mal entendue, et suffisait seule pour invalider les décrets d'un corps où tous ses membres n'étaient pas admis. Quand tous les patriciens eussent assisté à ces comices selon le droit qu'ils en avaient comme citoyens, devenus alors simples particuliers ils n'eussent guère influé sur une forme de suffrages qui se recueillaient par tête, et où le moindre prolétaire pouvait autant que le prince du Sénat.
     On voit donc qu'outre l'ordre qui résultait de ces diverses distributions pour le recueillement des suffrages d'un si grand peuple, ces distributions ne se réduisaient pas à des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune avait des effets relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
     Sans entrer là-dessus en de plus longs détails, il résulte des éclaircissements précédents que les comices par tribus étaient les plus favorables au gouvernement populaire, et les comices par centuries à l'aristocratie. A l'égard des comices par curies où la seule populace de Rome formait la pluralité, comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la tyrannie et les mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mêmes s'abstenant d'un moyen qui mettait trop à découvert leurs projets. Il est certain que toute la majesté du peuple romain ne se trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient complets; attendu que dans les comices par curies manquaient les tribus rustiques, et dans les comices par tribus le Sénat et les patriciens.
     Quant à la manière de recueillir les suffrages, elle était chez les premiers Romains aussi simple que leurs moeurs, quoique moins simple encore qu'à Sparte. Chacun donnait son suffrage à haute voix, un greffier les écrivait à mesure; pluralité de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu, pluralité de voix entre les tribus déterminait le suffrage du peuple, et ainsi des curies et des centuries. Cet usage était bon tant que l'honnêteté régnait entre les citoyens et que chacun avait honte de donner publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne; mais quand le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix, il convint qu'elles se donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la défiance, et fournir aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
     Je sais que Cicéron blâme ce changement et lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoique je sente le poids que doit avoir ici l'autorité de Cicéron, je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire, que pour n'avoir pas fait assez de changements semblables on accéléra la perte de l'Etat. Comme le régime des gens sains n'est pas propre aux malades, il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes lois qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la durée de la République de Venise, dont le simulacre existe encore, uniquement parce que ses lois ne conviennent qu'à de méchants hommes.
     On distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles chacun pouvait voter sans qu'on sût quel était son avis. On établit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres, etc. Ce qui n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés de ces fonctions (Note 42) ne fût souvent suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue et le trafic des suffrages, des édits dont la multitude montre l'inutilité.
     Vers les derniers temps, on était souvent contraint de recourir à des expédients extraordinaires pour suppléer à l'insuffisance des lois. Tantôt on supposait des prodiges; mais ce moyen qui pouvait en imposer au peuple n'en imposait pas à ceux qui le gouvernaient; tantôt on convoquait brusquement une assemblée avant que les candidats eussent eu le temps de faire leurs brigues; tantôt on consumait toute une séance à parler quand on voyait le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti. Mais enfin l'ambition éluda tout; et ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'au milieu de tant d'abus ce peuple immense, à la faveur de ses anciens règlements, ne laissait pas d'élire les magistrats, de passer les lois, de juger les causes, d'expédier les affaires particulières et publiques, presque avec autant de facilité qu'eût pu faire le Sénat lui-même.


CHAPITRE V
DU TRIBUNAT

     Quand on ne peut établir une exacte proportion entre les parties constitutives de l'Etat, ou que des causes indestructibles en altèrent sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature particulière qui ne fait point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai rapport, et qui fait une liaison ou un moyen terme soit entre le prince et le peuple, soit entre le prince et le souverain, soit à la fois des deux côtés s'il est nécessaire.
     Ce corps, que j'appellerai tribunat, est le conservateur des lois et du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement, comme faisaient à Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait maintenant à Venise le conseil des Dix, et quelquefois à maintenir l'équilibre de part et d'autre, comme faisaient les éphores à Sparte.
     Le tribunat n'est point une partie constitutive de la cité, et ne doit avoir aucune portion de la puissance législative ni de l'exécutive, mais c'est en cela même que la sienne est plus grande: car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il est plus sacré et plus révéré comme défenseur des lois que le prince qui les exécute et que le souverain qui les donne. C'est ce qu'on vit bien clairement à Rome quand ces fiers patriciens, qui méprisèrent toujours le peuple entier, furent forcés de fléchir devant un simple officier du peuple, qui n'avait ni auspices ni juridiction.
     Le tribunat sagement tempéré est le plus ferme appui d'une bonne constitution; mais pour peu de force qu'il ait de trop il renverse tout. A l'égard de la faiblesse, elle n'est pas dans sa nature, et pourvu qu'il soit quelque chose, il n'est jamais moins qu'il ne faut.
     Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la puissance exécutive dont il n'est que le modérateur, et qu'il veut dispenser les lois qu'il ne doit que protéger. L'énorme pouvoir des éphores, qui fut sans danger tant que Sparte conserva ses moeurs, en accéléra la corruption commencée. Le sang d'Agis égorgé par ces tyrans fut vengé par son successeur: le crime et le châtiment des éphores hâtèrent également la perte de la République, et après Cléomène Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voie, et le pouvoir excessif des tribuns usurpé par degrés servit enfin, à l'aide des lois faites pour la liberté, de sauvegarde aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des Dix à Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres des coups qu'on n'ose apercevoir.
     Le tribunat s'affaiblit comme le gouvernement par la multiplication de ses membres. Quand les tribuns du peuple romain, d'abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le Sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres; ce qui ne manqua pas d'arriver.
     Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d'un si redoutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s'est avisé jusqu'ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent, mais de régler des intervalles durant lesquels il resterait supprimé. Ces intervalles, qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le temps de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de manière qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions extraordinaires.
     Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce que, comme je l'ai dit, le tribunat ne faisant point partie de la constitution peut être ôté sans qu'elle en souffre; et il me paraît efficace, parce qu'un magistrat nouvellement rétabli ne part point du pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais de celui que la loi lui donne.


CHAPITRE VI
DE LA DICTATURE

     L'inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux événements, peut en certains cas les rendre pernicieuses, et causer par elles la perte de l'Etat dans sa crise. L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le législateur n'a point pourvu, et c'est une prévoyance très nécessaire de sentir qu'on ne peut tout prévoir.
     Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.
     Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut de la patrie. Dans ces cas rares et manifestes on pourvoit à la sûreté publique par un acte particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette commission peut se donner de deux manières selon l'espèce du danger.
     Si pour y remédier il suffit d'augmenter l'activité du gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres. Ainsi ce n'est pas l'autorité des lois qu'on altère mais seulement la forme de leur administration. Que si le péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on nomme un chef suprême qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité souveraine; en pareil cas la volonté générale n'est pas douteuse, et il est évident que la première intention du peuple est que l'Etat ne périsse pas. De cette manière la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point; le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans pouvoir la représenter; il peut tout faire, excepté des lois.
     Le premier moyen s'employait par le Sénat romain quand il chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir au salut de la République; le second avait lieu quand un des deux consuls nommait un dictateur (Note 43) ; usage dont Albe avait donné l'exemple à Rome.
     Dans les commencements de la République on eut très souvent recours à la dictature, parce que l'Etat n'avait pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la force de sa constitution. Les moeurs rendant alors superflues bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on ne craignait ni qu'un dictateur abusât de son autorité, ni qu'il tentât de la garder au-delà du terme. Il semblait, au contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui qui en était revêtu, tant il se hâtait de s'en défaire; comme si c'eût été un poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois!
     Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus mais celui de l'avilissement qui fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême magistrature dans les premiers temps. Car tandis qu'on la prodiguait à des élections, à des dédicaces, à des choses de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne devînt moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder comme un vain titre celui qu'on n'employait qu'à de vaines cérémonies.
     Vers la fin de la République, les Romains, devenus plus circonspects, ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée autrefois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que la faiblesse de la capitale faisait alors sa sûreté contre les magistrats qu'elle avait dans son sein, qu'un dictateur pouvait en certains cas défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter, et que les fers de Rome ne seraient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées: le peu de résistance que firent Marius à Sylla, et Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvait attendre de l'autorité du dedans contre la force du dehors.
     Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle, par exemple, fut celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire de Catilina; car comme il n'était question que du dedans de la ville, et, tout au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité sans bornes que les lois donnaient au dictateur il eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devait attendre.
     Au lieu de cela, le Sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux consuls; d'où il arriva que Cicéron, pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa conduite, ce fut avec justice que dans la suite on lui demanda compte du sang des citoyens versé contre les lois; reproche qu'on n'eût pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus légitime et le plus sûr de sauver l'Etat que celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire (Note 44) . Aussi fut-il honoré justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est certain que ce fut une grâce.
     Au reste, de quelque manière que cette importante commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée à un terme très court qui jamais ne puisse être prolongé; dans les crises qui la font établir l'Etat est bientôt détruit ou sauvé, et, passé le besoin pressant, la dictature devient tyrannique ou vaine. A Rome les dictateurs ne l'étant que pour six mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le terme eût été plus long, peut-être eussent-ils été tentés de le prolonger encore, comme firent les décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avait que le temps de pourvoir au besoin qui l'avait fait élire, il n'avait pas celui de songer à d'autres projets.


CHAPITRE VII
DE LA CENSURE

     De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure; l'opinion publique est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particuliers, à l'exemple du prince.
     Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur, et sitôt qu'il s'en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.
     Il est inutile de distinguer les moeurs d'une nation des objets de son estime; car tout cela tient au même principe et se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n'est point la nature mais l'opinion qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes et leurs moeurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel, mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe; c'est donc ce jugement qu'il s'agit de régler. Qui juge des moeurs juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa loi de l'opinion.
     Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution; quoique la loi ne règle pas les moeurs, c'est la législation qui les fait naître; quand la législation s'affaiblit les moeurs dégénèrent, mais alors le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.
     Il suit de là que la censure peut être utile pour conserver les moeurs, jamais pour les rétablir. Etablissez des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont perdue, tout est désespéré; rien de légitime n'a plus de force lorsque les lois n'en ont plus.
     La censure maintient les moeurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore incertaines. L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit du Roi: Quant à ceux qui ont la lâcheté d'appeler des seconds. Ce jugement prévenant celui du public le détermina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent prononcer que c'était aussi une lâcheté de se battre en duel, ce qui est très vrai, mais contraire à l'opinion commune, le public se moqua de cette décision sur laquelle son jugement était déjà porté.
     J'ai dit ailleurs (Note 45) que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte, il n'en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, était mis en oeuvre chez les Romains et mieux chez les Lacédémoniens.
     Un homme de mauvaises moeurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte, les éphores sans en tenir compte firent proposer le même avis par un citoyen vertueux. Quel honneur pour l'un, quelle honte pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni blâme à aucun des deux! Certains ivrognes de Samos (Note 46) souillèrent le tribunal des éphores: le lendemain par édit public il fut permis aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est pas honnête, la Grèce n'appelle pas de ses jugements.


CHAPITRE VIII
DE LA RELIGION CIVILE

     Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que les dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula, et alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue altération de sentiments et d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se flatter qu'on s'en trouvera bien.
     De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête de chaque société politique, il s'ensuivit qu'il y eut autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaître un même maître: deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme, et de là l'intolérance théologique et civile qui naturellement est la même, comme il sera dit ci-après.
     La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples barbares vint de celle qu'ils avaient aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité des dieux de diverses nations; comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le même dieu; comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être le même; comme s'il pouvait rester quelque chose commune à des êtres chimériques portant des noms différents!
     Que si l'on demande comment dans le paganisme où chaque Etat avait son culte et ses dieux il n'y avait point de guerres de religion? Je réponds que c'était par cela même que chaque Etat, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique était aussi théologique: les départements des dieux étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des dieux jaloux; ils partageaient entre eux l'empire du monde: Moïse même et le peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d'Israël. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Chananéens, peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient occuper la place; mais voyez comment ils parlaient des divinités des peuples voisins qu'il leur était défendu d'attaquer! La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises (Note 47) . C'était là, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d'Israël.
     Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître aucun autre dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme (Note 48) .
     Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de l'Etat qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que les conquérants et, l'obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c'étaient, comme dans Homère, les dieux qui combattaient pour les hommes; chacun demandait au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains, avant de prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner, et quand ils laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardaient alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage: Ils laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils leur laissaient leurs lois. Une couronne au Jupiter du Capitole était souvent le seul tribut qu'ils imposaient.
     Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus en accordant aux uns et aux autres le droit de cité, les peuples de ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir des multitudes de dieux et de cultes, à peu près les mêmes partout; et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde connu qu'une seule et même religion.
     Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel; ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l'Etat cessa d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont jamais cessé d'agiter les peuples chrétiens. Or cette idée nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les chrétiens comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d'usurper adroitement l'autorité qu'ils feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions.
     Ce que les païens avaient craint est arrivé; alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l'autre monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci.
     Cependant, comme il y a toujours eu un prince et des lois civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les Etats chrétiens, et l'on n'a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du prêtre on était obligé d'obéir.
     Plusieurs peuples cependant, même dans l'Europe ou à son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l'ancien système, mais sans succès; l'esprit du christianisme a tout gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu indépendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps de l'Etat. Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais les Arabes devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares; alors la division entre les deux puissances recommença; quoiqu'elle soit moins apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte d'Ali, et il y a des Etats, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.
     Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis chefs de l'Eglise, autant en ont fait les czars; mais par ce titre ils s'en sont moins rendus les maîtres que les ministres; ils ont moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir. Ils n'y sont pas législateurs, ils n'y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps (Note 49) il est maître et législateur dans sa partie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.
     De tous les auteurs chrétiens le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais Etat ni gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit dominateur du christianisme était incompatible avec son système, et que l'intérêt du prêtre serait toujours plus fort que celui de l'Etat. Ce n'est pas tant ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa politique que ce qu'il y a de juste et de vrai qui l'a rendue odieuse (Note 50) .
     Je crois qu'en développant sous ce point de vue les faits historiques on réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle et de Warburton, dont l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre soutient au contraire que le christianisme en est le plus ferme appui. On prouverait au premier que jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servît de base, et au second que la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu'utile à la forte constitution de l'Etat. Pour achever de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées trop vagues de religion relatives à mon sujet.
     La religion considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces, savoir la religion de l'homme et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l'Evangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler le droit divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires: elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois; hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle étranger, barbare; elle n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.
     Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre, qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens. Telle est la religion des lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme romain. On peut appeler celle-ci la religion du Prêtre. Il en résulte une sorte du droit mixte et insociable qui n'a point de nom.
     A considérer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième est si évidemment mauvaise que c'est perdre le temps de s'amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien. Toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien.
     La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le culte divin et l'amour des lois, et que faisant de la patrie l'objet de l'adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l'Etat c'est en servir le dieu tutélaire. C'est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que le prince, ni d'autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c'est aller au martyre, violer les lois c'est être impie, et soumettre un coupable à l'exécration publique c'est le dévouer au courroux des dieux; sacer estod.
     Mais elle est mauvaise en ce qu'étant fondée sur l'erreur et sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend crédules, superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant; en sorte qu'il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n'admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très nuisible à sa propre sûreté.
     Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme, non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l'Evangile, qui en est tout à fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort.
     Mais cette religion n'ayant nulle relation particulière avec le corps politique laisse aux lois la seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus; loin d'attacher les coeurs des citoyens à l'Etat, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre: je ne connais rien de plus contraire à l'esprit social.
     On nous dit qu'un peuple de vrais chrétiens formerait la plus parfaite société que l'on puisse imaginer. Je ne vois à cette supposition qu'une grande difficulté; c'est qu'une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d'hommes.
     Je dis même que cette société supposée ne serait avec toute sa perfection ni la plus forte ni la plus durable. A force d'être parfaite, elle manquerait de liaison; son vice destructeur serait dans sa perfection même.
     Chacun remplirait son devoir; le peuple serait soumis aux lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort, il n'y aurait ni vanité ni luxe; tout cela est fort bien, mais voyons plus loin.
     Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du Ciel: la patrie du chrétien n'est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'Etat est florissant, à peine ose-t-il jouir de la félicité publique, il craint de s'enorgueillir de la gloire de son pays; si l'Etat dépérit, il bénit la main de Dieu qui s'appesantit sur son peuple.
     Pour que la société fût paisible et que l'harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens. Mais si malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu'il aura trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de s'emparer d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme constitué en dignité; Dieu veut qu'on le respecte; bientôt voilà une puissance; Dieu veut qu'on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il? c'est la verge dont Dieu punit ses enfants. On se ferait conscience de chasser l'usurpateur, il faudrait troubler le repos public, user de violence, verser du sang; tout cela s'accorde mal avec la douceur du chrétien; et après tout, qu'importe qu'on soit libre ou serf dans cette vallée de misères? l'essentiel est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus pour cela.
     Survient-il quelque guerre étrangère? Les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, qu'importe? La providence ne sait-elle pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine quel parti un ennemi fier, impétueux, passionné peut tirer de leur stoïcisme! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples généreux que dévorait l'ardent amour de la gloire et de la patrie, supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome; les pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, ou ne devront leur salut qu'au mépris que leur ennemi concevra pour eux. C'était un beau serment à mon gré que celui des soldats de Fabius; ils ne jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent de revenir vainqueurs, et tinrent leur serment: Jamais des chrétiens n'en eussent fait un pareil; ils auraient cru tenter Dieu.
     Mais je me trompe en disant une république chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s'en émeuvent guère; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.
     Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le nie. Qu'on m'en montre de telles? Quant à moi, je ne connais point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades. Sans disputer sur la valeur des Croisés, je remarquerai que bien loin d'être des chrétiens, c'étaient des soldats du prêtre, c'étaient des citoyens de l'Eglise; ils se battaient pour son pays spirituel, qu'elle avait rendu temporel on ne sait comment. A le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme; comme l'Evangile n'établit point une religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens.
     Sous les empereurs païens les soldats chrétiens étaient braves; tous les auteurs chrétiens l'assurent, et je le crois: c'était une émulation d'honneur contre les troupes païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens cette émulation ne subsista plus, et quand la croix eut chassé l'aigle, toute la valeur romaine disparut.
     Mais laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique (Note 51) . Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n'intéressent ni l'Etat ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci.
     Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle (Note 52) . Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.
     Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans explications ni commentaires. L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul; c'est l'intolérance: elle rentre dans les cultes que nous avons exclus.
     Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l'intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés; les aimer serait haïr Dieu qui les punit; il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente. Partout où l'intolérance théologique est admise, il est impossible qu'elle n'ait pas quelque effet civil (Note 53) ; et sitôt qu'elle en a, le souverain n'est plus souverain, même au temporel: dès lors les prêtres sont les vrais maîtres; les rois ne sont que leurs officiers.
     Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire: Hors de l'Eglise point de salut, doit être chassé de l'Etat; à moins que l'Etat ne soit l'Eglise, et que le prince ne soit le pontife. Un tel dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique, dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme, et surtout à tout prince qui saurait raisonner.


CHAPITRE IX

CONCLUSION

     Après avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l'Etat sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue; j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi.


NOTES

  • (Note 1) "Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l'histoire des anciens abus, et on s'est entêté mal à propos quand on s'est donné la peine de les trop étudier." Traité manuscrit des intérêts de la Fr. avec ses voisins, par M. L. M. d'A. (Edition 1782: "Traité des intérêts de la Fr. avec ses voisins, par M. le Marquis d'Argenson, imprimé chez Rey à Amsterdam)" Voilà précisément ce qu'a fait Grotius.
    (Retour au texte)
  • (Note 2) Voyez un petit traité de Plutarque intitulé: Que les bêtes usent de la raison.
    (Retour au texte)
  • (Note 3) "Les Romains qui ont (mieux) entendu et plus respecté le droit de la guerre qu'aucune nation du monde portaient si loin le scrupule à cet égard qu'il n'était pas permis à un citoyen de servir comme volontaire sans s'être engagé expressément contre l'ennemi et nommément contre tel ennemi. Une légion où Caton le fils faisait ses premières armes sous Popilius allant été réformée, Caton le Père écrivit à Popilius que s'il voulait bien que son fils continuât de servir sous lui il fallait lui faire prêter un nouveau serment militaire, parce que le premier étant annulé il ne pouvait plus porter les armes contre l'ennemi. Et le même Caton écrivit à son fils de se bien garder de se présenter au combat qu'il n'eût prêté ce nouveau serment. Je sais qu'on pourra m'opposer le siège de Clusium et d'autres faits particuliers mais moi je cite des lois, des usages. Les Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois et ils sont les seuls qui en aient eu d'aussi belles." (Edition de 1782)
    (Retour au texte)
  • (Note 4) Le vrai sens de ce mot s'est presque entièrement effacé chez les modernes; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n'ai pas lu que le titre de Cives ait jamais été donné aux sujets d'aucun prince pas même anciennement aux Macédoniens, ni de nos jours aux Anglais, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de lèse-majesté: ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue en prenant les uns pour les autres. M. d'Alembert ne s'y est pas trompé, et a bien distingué dans son article Genève les quatre ordres d'hommes (même cinq en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux seulement composent la République. Nul autre auteur français, que je sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen.
    (Retour au texte)
  • (Note 5) Sous les mauvais gouvernements cette égalité n'est qu'apparente et illusoire, elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sons toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. D'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop.
    (Retour au texte)
  • (Note 6) Pour qu'une volonté soit générale il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité.
    (Retour au texte)
  • (Note 7) Chaque intérêt, dit le M(arquis) d'A(rgenson), a des principes différents. L'accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d'un tiers. Il eût pu ajouter que l'accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S'il n'y avait point d'intérêts différents, à peine sentirait-on l'intérêt commun qui ne trouverait jamais d'obstacle: tout irait de lui-même, et la politique cesserait d'être un art.
    (Retour au texte)
  • (Note 8) Vera cosa è, dit Machiavel, che alcune divisioni nuocono alle Republiche, e alcune giovano: quelle nuocono che sono dalle sette e da partigiani accompagnate: quelle giovano che seza sette, senza partigiani si mantengono. Non potendo adunque provedere un fondatore d'una Republica che non siano nimicizie in quella, hà da proveder almeno che non vi siano sette. Hist. Fiorent., L. VII.
    (Retour au texte)
  • (Note 9) Lecteurs attentifs, ne vous pressez pas, je vous prie, de m'accuser ici de contradiction. Je n'ai pu l'éviter dans les termes, vu la pauvreté de la langue; mais attendez.
    (Retour au texte)
  • (Note 10) Je n'entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une démocratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu'il en soit le ministre: alors la monarchie elle-même est république. Ceci s'éclaircira dans le livre suivant.
    (Retour au texte)
  • (Note 11) Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût question d'eux dans le reste de la Grèce.
    (Retour au texte)
  • (Note 12) Ceux qui ne considèrent Calvin que comme théologien connaissent mal l'étendue de son génie. La rédaction de nos sages édits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant déshonneur que son institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans notre culte, tant que l'amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d'y être en bénédiction.
    (Retour au texte)
  • (Note 13) E veramente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti non sarebbero accettate; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non hanno in se raggioni evidenti da potergli persuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio, L. I, c. XI.
    (Retour au texte)
  • (Note 14) Edition de 1782: "La plupart des peuples ainsi que des hommes..."
    (Retour au texte)
  • (Note 15) Edition de 1782: "La jeunesse n'est pas l'enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeunesse, ou si l'on veut de maturité qu'il faut attendre..."
    (Retour au texte)
  • (Note 16) Si de deux peuples voisins l'un ne pouvait se passer de l'autre, ce serait une situation très dure pour le premier et très dangereuse pour le second. Toute nation sage, en pareil cas, s'efforcera bien vite de délivrer l'autre de cette dépendance. La République de Thlascala enclavée dans l'empire du Mexique aima mieux se passer de sel que d'en acheter des Mexicains, et même que d'en accepter gratuitement. Les sages Thlascalans virent le piège caché sous cette libéralité. Ils se conservèrent libres, et ce petit Etat, enfermé dans ce grand empire, fut enfin l'instrument de sa ruine.
    (Retour au texte)
  • (Note 17) Voulez-vous donc donner à l'Etat de la consistance? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible: ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun; de l'un sortent les fauteurs de la tyrannie et de l'autre les tyrans; c'est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique; l'un l'achète et l'autre la vend.
    (Retour au texte)
  • (Note 18) Quelque branche de commerce extérieur, dit le M(arquis) d'A(rgenson), ne répand guère qu'une fausse utilité pour un royaume en général elle peut enrichir quelques particuliers même quelques villes mais la nation entière n'y gagne rien, et lé peuple n'en est pas mieux.
    (Retour au texte)
  • (Note 19) C'est ainsi qu'à Venise on donne au collège le nom de sérénissime Prince, même quand le Doge n'y assiste pas.
    (Retour au texte)
  • (Note 20) Le Palatin de Posnanie, père du roi de Pologne, duc de Lorraine.
    (Retour au texte)
  • (Note 21) Il est clair que le mot Optimates chez les Anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais les plus puissants.
    (Retour au texte)
  • (Note 22) Il importe beaucoup de régler par des lois la forme de l'élection des magistrats: car en l'abandonnant à la volonté du prince on ne peut éviter de tomber dans l'aristocratie héréditaire, comme il est arrivé aux républiques de Venise et de Berne. Aussi la première est-elle depuis longtemps un Etat dissous, mais la seconde se maintient par l'extrême sagesse de son Sénat; c'est une exception bien honorable et bien dangereuse.
    (Retour au texte)
  • (Note 23) Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen: mais attaché à la maison de Médicis il était forcé dans l'oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses discours sur Tite-Live et de son histoire de Florence démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre, je le crois bien; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement. (Edition de 1782).
    (Retour au texte)
  • (Note 24) Tacite: Hist., L. I.
    (Retour au texte)
  • (Note 25) In Civili.
    (Retour au texte)
  • (Note 26) Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant, L, II, chap. IX, sur les inconvénients des grands Etats: car il s'agissait là de l'autorité du gouvernement sur ses membres, et il s'agit ici de sa force contre les sujets. Ses membres épars lui servent de points d'appui pour agir au loin sur le peuple, mais il n'a nul point d'appui pour agir directement sur ces membres mêmes. Ainsi dans l'un des cas la longueur du levier en fait la faiblesse, et la force dans l'autre cas.
    (Retour au texte)
  • (Note 27) On doit juger sur le même principe des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux où l'on a vu fleurir les lettres et les arts, sans pénétrer l'objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt grossier qui fait parler les auteurs? Non, quoi qu'ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple il n'est pas vrai que tout aille bien, et il ne suffit pas qu'un poète ait cent mille livres de rente pour que son siècle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, et à la tranquillité des chefs, qu'au bien-être des nations entières et surtout des Etats les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera. C'est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles; quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors que tout dépérit; c'est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. Quand les tracasseries des grands agitaient le royaume de France, et que le coadjuteur de Paris portait au parlement un poignard dans sa poche cela n'empêchait pas que le peuple français ne vécût heureux et nombreux dans une honnête et libre aisance. Autrefois la Grèce fleurissait au sein des plus cruelles guerres; le sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d'hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre république en devînt plus puissante; la vertu de ses citoyens, leurs moeurs, leur indépendance avaient plus d'effet pour la renforcer que toutes ses dissensions n'en avaient pour l'affaiblir. Un peu d'agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté.
    (Retour au texte)
  • (Note 28) La formation lente et le progrès de la république de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de cette succession; et il est bien étonnant que depuis plus de douze cents ans les Vénitiens semblent n'en être encore qu'au second terme, lequel commença au Serrar di Consiglio en 1198. Quant aux anciens ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puisse dire le squitinio delta libertà veneta, il est prouvé qu'ils n'ont point été leurs souverains. On ne manquera pas de m'objecter la République romaine qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la démocratie. Je suis bien éloigné d'en penser ainsi. Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte qui dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particulières l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car de cette manière l'aristocratie héréditaire qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement toujours incertaine et flottante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des tribuns; alors seulement il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet le peuple alors n'était pas seulement souverain mais aussi magistrat et juge, le Sénat n'était qu'un tribunal en sous-ordre pour tempérer ou concentrer le gouvernement, et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n'étaient à Rome que les présidents du peuple. Dès lors on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortement à l'aristocratie. Le patriciat s'abolissant comme de lui-même, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du Sénat composé de patriciens et de plébéiens, même dans le corps des tribuns quand ils commencèrent d'usurper une puissance active: car les mots ne font rien aux choses, et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une aristocratie. De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules César, Auguste devinrent dans le fait de véritables monarques, et enfin sous le despotisme de Tibère l'Etat fut dissous. L'histoire romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confirme.
    (Retour au texte)
  • (Note 29) Omnes enim et habentur et dicuntur Tyranni qui potestate utuntur perpetua, in ea Civitate quae libertate usa est. Corn. Nep., in Miltiad. Il est vrai qu'Aristote, Mor. de Nicom., l. VIII, c. 10 distingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité et le second seulement pour l'utilité de ses sujets; mais outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot tyran dans un autre sens, comme il paraît surtout par le Hiéron de Xénophon, il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote que depuis le commencement du monde il n'aurait pas encore existé un seul roi.
    (Retour au texte)
  • (Note 30) A peu près selon le sens qu'on donne à ce nom dans le parlement d'Angleterre. La ressemblance de ces emplois eût mis en conflit les consuls et les tribuns, quand même toute juridiction eût été suspendue.
    (Retour au texte)
  • (Note 31) Adopter dans les pays froids le luxe et la mollesse des Orientaux, c'est vouloir se donner leurs chaînes; c'est s'y soumettre encore plus nécessairement qu'eux.
    (Retour au texte)
  • (Note 32) C'est ce que je m'étais proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu'en traitant des relations externes j'en serais venu aux confédérations. Matière toute neuve et où les principes sont encore à établir.
    (Retour au texte)
  • (Note 33) Bien entendu qu'on ne quitte pas pour éluder son devoir et se dispenser de servir la patrie au moment qu'elle a besoin de nous. La fuite alors serait criminelle et punissable; ce ne serait plus retraite, mais désertion.
    (Retour au texte)
  • (Note 34) Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat.
    (Retour au texte)
  • (Note 35) A Gênes on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot Libertas. cette application de la devise est belle et juste. En effet il n y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté.
    (Retour au texte)
  • (Note 36) Le nom de Rome qu'on prétend venir de Romulus est grec, et signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signifie Loi. Quelle apparence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d'avance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont fait?
    (Retour au texte)
  • (Note 37) Ramnenses.
    (Retour au texte)
  • (Note 38) Tatienses.
    (Retour au texte)
  • (Note 39) Luceres.
    (Retour au texte)
  • (Note 40) Je dis, au champ de Mars, parce que c'était là que s'assemblaient les comices par centuries; dans les deux autres formes le peuple s'assemblait au forum ou ailleurs, et alors les capite censi avaient autant d'influence et d'autorité que les premiers citoyens.
    (Retour au texte)
  • (Note 41) Cette centurie ainsi tirée au sort s'appelait prae rogativa, à cause qu'elle était la première à qui l'on demandait son suffrage, et c'est de là qu'est venu le mot de prérogative.
    (Retour au texte)
  • (Note 42) Custodes, Distributores (Edition de 1782: Diribitores), Rogatores suffragiorum.
    (Retour au texte)
  • (Note 43) Cette nomination se faisait de nuit et en secret, comme si l'on avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.
    (Retour au texte)
  • (Note 44) C'est ce dont il ne pouvait se répondre en proposant un dictateur, n'osant se nommer lui-même et ne pouvant s'assurer que son collègue le nommerait.
    (Retour au texte)
  • (Note 45) Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembert.
    (Retour au texte)
  • (Note 46) Edition de 1782: "Ils étaient d'une autre île (Chio) que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion."
    (Retour au texte)
  • (Note 47) Nonne ea quae possidet Chamos deus tuus tibi jure debentur? Tel est le texte de la Vulgate. Le Père de Carrières a traduit Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre Dieu? J'ignore la force du texte hébreu; mais je vois que dans la Vulgate Jephté reconnaît positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur français affaiblit cette reconnaissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin.
    (Retour au texte)
  • (Note 48) Il est de la dernière évidence que la guerre des Phociens appelée guerre sacrée n'était point une guerre de religion. Elle avait pour objet de punir des sacrilèges et non de soumettre des mécréants.
    (Retour au texte)
  • (Note 49) Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la communion des Eglises. La communion et l'excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef-d'oeuvre en politique. Il n'y avait rien de semblable parmi les prêtres païens; aussi n'ont-ils jamais fait un corps de clergé.
    (Retour au texte)
  • (Note 50) Voyez entre autres dans une lettre de Grotius à son frère du 11 avril 1643 ce que ce savant homme approuve et ce qu'il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l'indulgence, il paraît pardonner à l'auteur le bien en faveur du mal, mais tout le monde n'est pas si clément.
    (Retour au texte)
  • (Note 51) Dans la République, dit le M(arquis) d'A(rgenson), chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable, on ne peut la poser plus exactement. Je n'ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le coeur d'un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays.
    (Retour au texte)
  • (Note 52) César plaidant pour Catilina tâchait d'établir le dogme de la mortalité de l'âme, Caton et Cicéron pour le réfuter ne s'amusèrent point à philosopher: ils se contentèrent de montrer que César parlait en mauvais citoyen et avançait une doctrine pernicieuse à l'Etat. En effet voilà de quoi devait juger le Sénat de Rome, et non d'une question de théologie.
    (Retour au texte)
  • (Note 53) Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte; droit qu'il doit nécessairement usurper dans toute religion intolérante. Alors n'est-il pas clair qu'en faisant valoir à propos l'autorité de l'Eglise il rendra vaine celle du prince qui n'aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui donner. Maître de marier ou de ne pas marier les gens selon qu'ils auront ou n'auront pas telle ou telle doctrine, selon qu'ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l'Etat même, qui ne saurait subsister n'étant plus composé que des bâtards? Mais, dira-t-on, l'on appellera comme d'abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié! Le clergé, pour peu qu'il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son train; il laissera tranquillement appeler, ajourner, décréter, saisir, et finira par être le maître. Ce n'est pas, ce me semble, un grand sacrifice d'abandonner une partie quand on est sûr de s'emparer du tout.
  • Libro 1 | Libro 2 | Libro 3 | Libro 4 | Note